Par LA COORDINATION DES MIGRANTS (Bologne, Italie)
Le Conflit Corner (gazette des luttes du site internet de la Trans National Social Strike Platform) présente un texte de la Coordination des Migrants (Bologne – Italie), mettant en lumière les récentes luttes de migrants à Bologne. Le texte pointe la connexion croissante entre la précarité et le gouvernement de la mobilité, un sujet qui est depuis son origine au cœur de la réflexion de TSS. Les effets principaux du récent décret gouvernemental « Minniti-Orlando » sur les réfugiés et les migrants, ne servent finalement pas tant à accroître le volume des expulsions effectivement réalisées, qu’à produire une force de travail précarisée et instable, dont l’obéissance est obtenue par la menace de l’expulsion et par l’arbitraire des décisions des services locaux de l’immigration. Cette précarité ne concerne plus seulement les nouveaux arrivants mais aussi ceux qui vivent en Italie depuis des années, et qui risquent en permanence de perdre leurs papiers, du fait de la nature provisoire de leur contrat de travail ou de la décision brutale d’un agent public. En parallèle, une vague de répression impressionnante s’abat sur les migrants, qui sont de plus assimilés à un problème qui ne relèverait que du maintien de l’ordre et de la loi. Le défi que nous devons relever est de construire des connections pour ne pas traiter les réfugiés et les migrants comme des « marges » qui auraient besoin de notre solidarité, mais bien comme un point de départ pour contrecarrer le processus croissant de précarisation du travail et de la vie, qui concerne tout autant les travailleurs industriels et les travailleurs précaires. Ce débat sur comment éviter la fragmentation et le localisme sera également au cœur de la prochaine rencontre TSS à Ljubjana, du 19 au 21 mai 2017, au cœur de la Route des Balkans.
Le spectre de l’invasion des migrants qui « hante » l’Europe depuis longtemps a provoqué l’accélération du management néolibéral de la crise. En Italie et au delà, la réponse à la pression migratoire n’implique pas seulement un contrôle accru de la mobilité mais modifie l’ensemble de la société. Le gouvernement italien vient de publier un décret (Minniti-Orlando) qui a pour objectif déclaré d’accélérer l’identification des réfugiés afin de les expulser réellement. En Italie, toutes les procédures légales d’accès au territoire national ont été supprimées, laissant comme seule possibilité aux migrants de se présenter comme réfugié ou demandeur d’asile. Orientés de force vers le canal du droit d’asile, les migrants y sont dépouillés de leur liberté d’action et immédiatement orientés vers les circuits d’accueil de l’immigration. Ceux qui ne rentrent pas dans les catégories du droit d’asile – et la plupart n’y correspondent pas – sont immédiatement classés comme « migrants économiques », sans droit au séjour. Leur punition pour essayer d’améliorer leur existence est l’expulsion.
Le décret vise à accélérer les expulsions au moyen de nouveaux « Centres de permanence pour les retours », plus fonctionnels. Il cherche aussi à optimiser le gouvernement de la mobilité, en créant des juridictions spéciales pour la gestion des expulsions, dont la nouveauté principale est l’élimination d’une procédure au cours des procès afin d’accélérer le processus légal d’expulsion. Mais l’effet réel de ces mesures, sera de rejeter les migrants dans l’illégalité, pour intensifier leur exploitation. Les études montrent que jusqu’à présent, les rapatriements réellement réalisés ne représentent que 10 % du nombre total des expulsions. La plupart du temps, ce que recouvrent ces « expulsions », c’est la délivrance d’un OQTF qui laisse le migrant sur le territoire, mais désormais privé de tout accès à une protection légale, et dans la peur constante de croiser une patrouille de police.Trés souvent, cette rencontre avec les forces de l’ordre se solde par un nouvel OQTF. Pour la seule année 2015, les commissions territoriales ont « produit » 41 000 migrants illégaux. Si on additionne à ces chiffres le nombre des résidents qui ont perdu leur droit au séjour – du fait d’un manque d’emploi, de revenus insuffisants ou de la difficulté croissante à renouveler les titres de séjour dans les offices d’immigration qui actuellement retirent leurs permis de séjour, même aux mineurs – on voit se dessiner le schéma général de ce que nous pouvons appeler une « clandestinisation » massive des migrants sur le territoire italien. La chaîne qui va des commissions territoriales aux commissariats de police et aux expulsions, en passant par les centres d’accueil des migrants, produit une précarisation mobile et flexible, qui assure la présence sur le territoire d’une force de travail migrante, au seuil de la légalité, qui – pour échapper à la menace de l’expulsion – doit accepter le chantage causé par son statut à n’importe quel prix et n’importe quelle condition.
La connexion entre les réfugiés et le marché du travail ne concerne pas simplement les emplois « socialement utiles » non rémunérés des demandeurs d’asile, qui autorise les municipalités à faire effectuer à moindre coût les travaux de maintenance, que leurs budgets actuels ne permettent plus de couvrir. Le degré de tolérance variable que les municipalités peuvent appliquer permet également la production flexible d’une force de travail qui peut être payée ou sous-payée, et qui vit sur la frontière incertaine entre l’attente de la réponse à une demande d’asile et le basculement dans une illégalité opportunément tolérée, en trouvant un emploi légal ou en recourant au travail illégal. L’effet de cette politique est, une segmentation de la main d’œuvre qui permet de contrôler le niveau des salaires.
Qui plus est, le récent décret donne plus de pouvoir aux administrations locales, qui traitent les migrants comme un problème local d’ordre public et de « decorum urbain ». La tolérance à leur présence est mesurée par rapport à un « sentiment » générique et arbitraire d’insécurité sociale, justifiant toute dérogation imaginable à l’universalité du droit. En réalité, les maires deviennent le Dieu Janus des migrants : à la fois l’employeur responsable de leur travail non rémunéré et l’autorité qui décide de la tolérabilité de leur présence sur le territoire. Au nom du « decorum urbain », ces derniers jours à Milan, les autorités ont arrêtés des dizaines de migrants à la gare centrale, arrêtant toute personne qui avait une peau plus foncée que la moyenne. A Rome, un raid de la police municipale a provoqué la mort d’un vendeur de rue sénégalais, dans des circonstances non élucidées, alors qu’il essayait d’échapper au contrôle. Dans chaque ville, des migrants sont quotidiennement arrêtés, retenus, emprisonnés, menacés.
La réaction des institutions contre les luttes que les migrants ont récemment organisées à Bologne et dans d’autres villes préfigure les conséquences d’une telle décentralisation. Comme beaucoup d’autres en Italie, la municipalité de Bologne alimente la précarité absolue de la vie des migrants, en ajoutant la précarité du statut à la précarité sociale. Ce chantage a une expression : c’est l’attente, une condition dans laquelle les migrants vivent en permanence. Attente d’une autorisation de séjour, attente de l’entretien avec la commission territoriale, attente d’un déménagement, attente d’un hébergement et jusqu’à l’attente de la nationalité alors même que toutes les conditions d’obtention sont remplies. La municipalité de Bologne a utilisé le « Plan Hiver », plan destiné aux personnes sans abris, comme substitut pour l’accueil des migrants. Ce plan consiste à ouvrir des dortoirs pour l’hiver, pour abriter les réfugiés et les migrants, exclus des programmes d’accueil auxquels ils ont pourtant droit. Certains sont en attente de la délivrance de leur carte de résident, dont la fabrication peut se prolonger jusqu’à un an – au lieu de 30 jours, le délai maximal fixé par la loi. Pendant cette attente, les migrants sont obligés de rester à Bologne, sans possibilité de se déplacer et ils doivent se battre, pour obtenir le moindre abri. Les dortoirs ont hébergé des centaines de migrants et de réfugiés qui ont mobilisés lors de l’arrêt du Plan Hiver. Fin mars, les mêmes autorités qui avaient mis les migrants dans ces dortoirs les ont mis dehors sans offrir la moindre solution alternative, en affirmant une nouvelle fois la nécessité de faire une distinction légale, entre ceux dont les empreintes avaient été prises à Bologne et les autres. Des centaines de personnes se sont ainsi retrouvées dormir sous les ponts, dans des parcs ou dans des trains abandonnés. Des dizaines d’entre eux, rassemblés avec d’autre migrants dans une association du nom d’Asahi, en coopération avec la Coordination des Migrants et d’autres groupes de soutien de la ville, ont organisé une mobilisation qui a débouché sur de nombreuses assemblées et une manifestation dans le centre de Bologne. Bien que les institutions responsables se soient engagées à chercher une solution, au moment où nous écrivons, la situation est toujours incertaine et les migrants sont prêts à retourner dans la rue pour réclamer leur dû.
Loin d’accepter les discriminations et le racisme institutionnel, loin de se considérer comme de pauvres victimes, les migrants et les réfugiés de Bologne – en revendiquant leur liberté – ont une nouvelle fois refusé les chaînes du racisme provoqué par les institutions. Ils ont pris la rue, ces dernières semaines, comme ils l’avaient déjà fait le 20 février. Pendant qu’à Londres, des milliers de personnes manifestaient contre le Brexit et l’exploitation des migrants et des précaires à l’occasion de la journée « Un jour sans nous », à Bologne, la manifestation occupait le centre ville. Les migrants ont décidé qu’il ne servait à rien d’attendre en silence que la commission territoriale, la préfecture, le commissariat décident de leur vie. Ils savent pertinemment qu’ils ne recevront que des refus, que ce qui les attend est l’illégalité, l’exploitation ou l’expulsion. Pour ces raisons, ils ont occupé la rue, pour mettre au grand jour le chantage sous-jacent à des politiques dites d’accueil qui ne produisent que de la pauvreté et de l’incertitude. Ils dénoncent le gouvernement de la mobilité et le régime des frontières de l’Union Européenne, et refusent les conditions générales d’exploitation auxquelles l’Europe et ses états membres veulent les condamner.
L’attribution de nouveaux pouvoirs aux institutions locales, décrite plus haut, ne devrait pas encourager une expression exclusivement locale des luttes de migrants. Le travail non rémunéré, les expulsions, les centres de rétention, le racisme institutionnel qui régit des procédures de plus en plus débilitantes pour obtenir le statut de réfugié, constituent un gouvernement européen de la mobilité. Il a pour objectif de transformer les migrants en une main-d’œuvre victime de chantage, susceptible d’être expulsée dès qu’elle n’est plus utile. C’est pourquoi, même à Bologne, il n’est pas possible d’être anti-raciste sans considérer l’espace européen comme un champ de bataille. Il n’est pas possible d’organiser des mobilisations et des luttes avec les migrants, hommes ou femmes, sans les relier aux luttes contre les frontières de l’Europe, extérieures ou intérieures, ou sans considérer l’échelle transnationale de la condition des migrants. Alors que le gouvernement italien, dans la ligne européenne, veut faire de la question des migrants un problème de police et de simple administration, nous devons chercher à faire apparaître les fortes connexions politiques entre les demandes des migrants et les revendications de ceux qui sont désormais victimes de la même insécurité sociale. Loin d’être des sujets « marginaux », qui nécessitent notre solidarité, les luttes des réfugiés sont aujourd’hui l’opportunité de reconstruire une force collective contre la politique de salaires qui nous atteint tous, migrants et travailleurs précaires, femmes et hommes.